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Nous étions 30, nous sommes désormais 217 à bord de l’Aquarius. La nuit, c’est un océan de couvertures polaires qui s’étale sur le pont arrière. On ne distingue pas les corps, on ne voit presque ni tête, ni pieds qui dépassent. On les devine enroulés dans les couvertures. Il ne fait pas très froid, contrairement aux sauvetages d’hiver où les migrants accumulent les épaisseurs : couvertures de survie, polaires, et bonnets pour résister aux températures extérieures. Nous sommes au printemps, la douceur de la nuit et le ciel étoilé sont deux – petits – lots de consolation. Quoique. Personne ne regarde en l’air. Après des semaines d’exil et l’épreuve de la mer, la quasi-totalité des 187 rescapés dort à poings fermés. Il est 22h. Le silence règne à nouveau sur l’Aquarius.



 Pendant la traversée, il faut occuper les enfants. MSF a prévu des cartons entiers de jouets, de carnets de dessins, de coloriages… © InfoMigrants

Le lendemain, la mer est agitée. Il est 9h30. On marche entre les corps allongés, on enjambe les dormeurs, on a un mal fou à éviter de se cogner contre leurs têtes et leurs jambes. Le bateau tangue de plus en plus. Beaucoup de rescapés sont assis, silencieux. Malgré leur nombre, il n’y a pas beaucoup de bruit.

Dans le shelter, les femmes aussi se reposent. Les pleurs des enfants résonnent dans la pièce. Une Syrienne allongée sur une couverture, épuisée par le voyage, ne prête pas attention à sa petite fille qui hurle près d’elle. C’est Elizabeth, la sage-femme, mère de substitution pour quelques jours, qui s’en occupe. Pour distraire les plus petits, on sort les feutres et les carnets de dessins, les peluches et les Lego. En moins de vingt-quatre heures, la pièce est un capharnaüm. L’odeur y est forte. Un mélange d’urine et de crème pour bébé.



 Certains enfants épuisés et choqués par la tentative de traversée de la mer, dorment à poings fermés dans le shelter. © InfoMigrants

Une mère de famille tente d’expliquer que son fils réclame un biberon, une autre a le mal de mer et peine à se lever. Elizabeth est sur tous les fronts : elle fait bouillir l’eau pour le lait en poudre, multiplie les piqûres pour soulager les migrantes des soubresauts du bateau, aide Connor, le médecin de MSF, à la clinique. Rarement les femmes sortiront du shelter, sauf pour se rendre aux toilettes installées sur le pont arrière. Elles n’ont pas besoin de prendre l’air, de voir la mer. “Je ne l’aime pas”, lâche une adolescente syrienne en la montrant du doigt par le hublot.

Deux jours pour leur réapprendre que les humains ne sont pas tous des salauds

Vers 10h, la distribution du déjeuner va commencer. Il est presque amusant de voir la grande majorité des migrants alignés, habillés de la même façon, en jogging et gilet bleus – les vêtements distribués dans les kits. On se croirait dans une école privée, avec port de l’uniforme obligatoire. Le rituel est toujours le même : les migrants nettoient leurs mains et saisissent un gobelet de thé – très sucré – et un morceau de pain. Les sauveteurs marquent ensuite leur bracelet d’un trait de feutre, manière de se souvenir de qui a mangé. Jamais personne ne bronche, ne s’agace de la répétition des mêmes repas. Jamais personne non plus ne rouspète devant les longues files d’attente avant d’être servi. Une fois encore, le silence surprend.



 La distribution du repas est généralement un moment convivial. © Kenny Karpov pour SOS Méditerranée

C’est peut-être pour cela aussi que les distributions de repas se font en musique. Pour apporter un peu de légèreté. Ce matin-là, Tanguy ayant apporté son ordinateur, Bob Marley résonne sur le bateau. “Faut pas mettre une musique trop déprimante, ni trop gaie, ça serait un peu déplacé. Faut trouver un juste milieu.” L’icône du reggae jamaïcain laisse de marbre Sarowar, un Bangladais de 17 ans, qui s’éloigne rapidement une fois sa ration servie. Kissima, un Gambien de 25 ans, est assis à quelques centimètres des enceintes. “Ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas entendu de musique”, lâche-t-il en souriant. Lui est fasciné.

À bord, l’équipe de SOS Méditerranée et de MSF a deux jours pour “retaper” les rescapés avant d’atteindre l’Italie. Deux jours pour leur réapprendre à croire que les humains ne sont pas tous “des salauds”. C’est le dernier endroit où on ne leur demande rien. Ici, le voyage est gratuit. “C’est important qu’ils se sentent protégés, même l’espace de quelques heures”, confie Marcella, la chef de mission MSF. “C’est important de leur redonner de la dignité.” Certains ont plus de facilité à aller vers eux que d’autres, tendent plus facilement la main ou l’oreille. Bene, elle, reste en retrait. “Je garde une distance avec eux, c’est vrai”, explique-t-elle en les regardant se diriger à l’arrière du bateau pour leur dernière nuit à bord. “Je ne suis pas sûre d’être capable de faire plus que ce que je fais… Et j’ai peur d’être maladroite, j’ai peur de sonner faux.”



 Till, un des membres de SOS Méditerranée, amusent les enfants syriens secourus en mer, deux jours avant. © InfoMigrants

La dernière journée à bord, tout le monde est sur le pont, tous les visages sont tournés vers l’horizon, malgré le mauvais temps, la houle, l’eau qui s’infiltre sur le bateau. « C’est bientôt l’Italie ? », redemande pour la dixième fois Albara. C’est bientôt l’Italie, en effet. Plus que quatre ou cinq heures de navigation. À ce stade de la traversée, peu d’humanitaires parlent de la réalité du débarquement. “Parce qu’on ne sait jamais ce qu’il va se passer”, explique Natalia, la responsable communication de SOS Méditerranée. On sait, au contraire, exactement comment les choses se passent. La majorité des naufragés n’obtiendront pas l’asile, beaucoup certainement seront renvoyés dans leur pays. Mais comment le leur dire, quand tous se mettent à sourire en apercevant les côtes italiennes ?

Il est 18 h quand l’Aquarius touche terre, à Pozzallo, dans le sud de la Sicile. Sur le quai, on aperçoit la Croix-Rouge, Frontex (l’agence européenne des gardes-côtes), quelques policiers et les autorités sanitaires qui monteront quelques minutes plus tard pour inspecter un à un les passagers. En voyant la foule sur le quai, Albara panique un peu. C’est la première fois depuis le début de son sauvetage qu’il est aussi agité. “Pourquoi la police est là ?”, ne cesse-t-il de répéter, en s’agrippant à mon bras. Les équipes de MSF et SOS Méditerranée lui ont pourtant expliqué la procédure à terre, la présence des autorités... Il semble avoir tout oublié.



 Arrivée au port de Pozzallo, en Sicile. Sur le quai, Marcella, la chef de mission de MSf rassure un enfant syrien. © InfoMigrants

En deux heures, les 187 rescapés disparaîtront peu à peu du quai. Sur la passerelle, Albara marche prudemment, précédé de son ami Issam. Deux membres de Frontex s’approchent de lui, lui serrent amicalement la main et le rassurent. Ils lui proposent des sandales pour qu’il ne marche pas en chaussettes jusqu’au centre d’accueil non loin de là, et une brique de jus de fruits. Albara se chausse, sourit puis se retourne vers moi, l’air rassuré. Une fois dans le bus, l’adolescent soudanais est soudainement redevenu une statistique, un chiffre de la crise migratoire. À bord de l’Aquarius il était devenu un compagnon de voyage, sur le quai de Pozzallo il est un migrant.

À 20 h, le bateau est vidé de ses occupants. Les équipes de sauveteurs ont à peine le temps de souffler. Il faut astiquer le navire, laver les toilettes mobiles, vider les poubelles. Nettoyer pour les suivants. Bene, Mary, Max, Iasonas, Anthony, Reem, Nicholas, Elizabeth et tous les autres repartiront le soir même vers la SAR zone, après quelques bières descendues en vitesse sur le quai. Ils ne savent pas encore que quelques jours plus tard, au large de la Libye, ils viendront au secours de 732 personnes, trois fois plus que le précédent voyage.

Ils leur tendront à nouveau les mêmes mains, mettront à l’eau les mêmes zodiacs, répéteront les mêmes gestes. Parce qu’“il faut que là-bas, dans la mer, la vie reprenne”, a confié Elizabeth quelques jours plus tôt. Il faut que, là-bas, les vivants ne coulent plus.



 Le débarquement est un moment difficile pour les équipes à bord. Elizabeth, la sage-femme de MSF, dit au revoir à un rescapé. © InfoMigrants