Il faudra deux jours avant que la crise migratoire ne vienne nous frapper de plein fouet, une première fois.
Au début, on ne comprend pas tout de suite. On croit distinguer à une dizaine de mètres un carton, une planche de bois. On ne veut pas voir ce corps flottant dans l’eau, les bras en croix, immobile, ondulant sur les vagues. Mary-Jo, l’infirmière de MSF, fait les cent pas sur le pont. “Restez de l’autre côté du bateau. Il y a quelque chose de très dur à voirdans l’eau…”, prévient-elle. Mary-Jo connaît bien la mort. Elle l’a frôlée. C’était en Centrafrique, trois ans auparavant. “MJ”, comme l’appelle ses coéquipiers, est une miraculée de l’attaque menée par des membres de l’ex-Séléka contre l’hôpital de Boguila, dans le nord-est du pays. “C’était un 28 avril… J’ai entendu des tirs, des coups de feu. Je ne savais pas trop ce qu’il se passait. Je me suis cachée derrière un mur… Quand tout s’est arrêté, j’ai vu les cadavres autour de moi”, explique-t-elle, sobrement, sans détacher son regard de la mer. MSF a perdu trois de ses membres ce jour-là. Treize autres personnes y ont laissé leur vie.
Mary-Jo ne s’habitue pas aux corps flottants de la Méditerranée. Certains le peuvent, elle non. C’est un autre navire de sauvetage, le Vos Hestia de l’ONG Save the Children, qui ira finalement récupérer le corps. Contrairement à l’Aquarius, il possède un container réfrigéré à son bord.
Cela fait maintenant plusieurs jours que l’Aquarius patiente dans la SAR zone, à la lisière des eaux libyennes. La routine s’est installée. À présent, de nouvelles règles s’ajoutent aux anciennes. À 18h30, toutes les portes du bateau sont verrouillées. On se protège d’éventuelles – quoique exceptionnelles – montées à bord de Libyens. Si les actes de piraterie restent rares, l’équipage ne prend aucun risque.
Il est 8h30. Comme chaque jour, les équipes de SOS Méditerranée et de MSF sortent de leur réunion quotidienne. “Les conditions météorologiques ne sont toujours pas idéales mais il y a une “fenêtre” dans la nuit”, explique Marcella. À l’horizon, il n’y a rien. La mer paraît calme, le soleil étourdit. La veille pourtant, les vagues frappaient les hublots du navire.
“C’est quand même bizarre”, note Nicholas, membre de la SAR team, en fumant sur le pont. “Normalement, il devrait y avoir des bateaux de pêche libyens. Je ne comprends pas pourquoi personne n’est sorti en mer.” L’Aquarius ne sait pas toujours ce qu’il se passe, en temps réel, en Libye. Y a-t-il des combats non loin de Tripoli ? Une fête nationale qui retiendrait les pêcheurs à terre ? De toute façon, le navire ne s’approche jamais des côtes libyennes, il n’est pas autorisé à entrer dans les eaux territoriales, au-delà de 20 km des côtes.
Sur la passerelle, le pont le plus haut du bateau, les opérations de surveillance “Sea Watch” ont commencé depuis trois jours. Toutes les heures et demie, du lever au coucher du soleil, l’équipe de SOS Méditerranée se relaie pour scruter l’horizon à l’aide de jumelles spéciales, d’une portée de dix kilomètres. Ils sont aidés par le radar du navire qui balaie lui aussi la zone. En quelques jours, on apprend à déchiffrer les informations qui s’y inscrivent. Une longue traînée sur l’écran peut être une “écume rémanente”, un canot de migrants, une longue vague, un bateau de pêche…
Dans la recherche de canots en détresse, l’Aquarius est surtout épaulé par le MRCC (Maritime Rescue Coordination Center) – sorte de tour de contrôle maritime basée à Rome et placée sous l’autorité du ministère des Transports italien. Il est possible que le MRCC contacte directement le navire humanitaire pour lui indiquer la présence d’un bateau en détresse dans son périmètre et lui demander d’aller lui porter assistance. Rome est le grand maître à bord. Le navire de SOS Méditerranée ne lance jamais une opération de sauvetage sans son aval. Et quand plusieurs bateaux humanitaires (Sea Watch, Vox Hestia, Iuventa…) sillonnent la même zone au même moment, ce sont encore les autorités italiennes qui décident de la marche à suivre.
Quinze secondes,
ça peut sauver une vie
Il est 13h. Dans l’attente d’une opération de sauvetage, les équipes SAR s’entraînent une nouvelle fois. On ne compte plus les exercices à bord. Chacun répète cent fois les gestes qu’il aura à faire. On recommence les mêmes protocoles, avec humour, sérieux et concentration. Ce jour-là, on simule un MCP (mass casualties plan), un plan de sauvetage de grande ampleur que l’on déclenche si plus de deux personnes tombent à l’eau. On s’entraîne à réanimer des corps, à transporter des blessés graves, à immobiliser un membre cassé, à aider un migrant qui ne tient pas debout, à conforter des blessés. Nicholas joue le rôle d’une femme enceinte inconsciente, Anthony celui d’un jeune homme de 25 ans aux deux jambes brisées, Mary simule en arrêt cardiaque, Till, lui, est une femme terrorisée en hypothermie.
“On fait et refait les mêmes exercices pour être toujours plus efficaces”, explique Bene, “deck-leader” du navire, c’est-à-dire coordinatrice des opérations sur le pont en cas de sauvetage.“La première fois, on a mis 45 secondes pour transporter un corps du RIB [zodiac] jusqu’au médecin. La deuxième fois, on était à 30 secondes. Quinze secondes, ça peut sauver une vie”.
- Durant un exercice de sauvetage, chaque membre de l’équipage joue le rôle d’un rescapé. Ici, Anthony est jeune homme de 25 ans aux deux jambes brisées. © InfoMigrants
- Deux membres de la SAR team, Tanguy, à gauche et Anthony s’attellent à construire un nouveau pont pour un des zodiac de sauvetage. © InfoMigrants
- Elizabeth (debout) et Connor, le médecin de MSF, simulent une réanimation cardiaque sur un mannequin. © InfoMigrants
- Chaque jour, depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil, les équipes de SOS Méditerranée se relaient pour scruter l’horizon à la recherche de canots de migrants. © InfoMigrants
- L’équipe de Médecins sans frontière (MSF) au complet. Mary-Jo est en haut à gauche, Marcella, en bas à droite. © InfoMigrants
À 1h, Connor, le médecin de MSF, propose un nouveau cours de réanimation. Il faut savoir, dans l’urgence, pratiquer un massage cardiaque, placer un corps en position latérale de sécurité. Tout le monde est invité à participer, même les journalistes. “Vous faites votre boulot, et c’est normal, mais si vous êtes amenés à nous aider, il vaut mieux savoir comment faire”, explique Bene. On pose l’appareil, le carnet, le stylo et on se retrouve à quatre pattes, un casque sur la tête et un gilet de sauvetage sur les épaules, au-dessus d’un mannequin qu'on s’applique à ne pas “laisser mourir”. Les gestes sont maladroits. On se fait reprendre. On s’excuse, on recommence.
Et quand il ne s’exerce pas, l’équipage ne chôme toujours pas : on fait du sport, on range, on bricole, on peint, on répare, on construit. En six jours, Anthony a créé un “nouveau pont” pour le RIB 2, le zodiac chargé d’approcher les canots de migrants en mer. Tanguy, Max, Mary et Till ont trié et réétiqueté tous les gilets de sauvetage. Elizabeth, la sage-femme, a rangé le “shelter”, l’endroit où résident les femmes et les enfants, trié les biberons, classé les kits de vêtements par âge.
Le lendemain, le soleil assomme toujours, le vent est tombé. Il est midi. Huit jours après l’embarquement, deux canots en bois sont en vue.