Ils ne se retournent pas. Sans doute ont-ils l’habitude de le voir s’éloigner. Il est 8h15, le soleil parait déjà haut dans le ciel, et aucun des marins de l’Aquarius ne reste à la poupe du bateau pour saluer l’Etna. Le navire quitte lentement le port de Catane sans un regard pour le majestueux volcan qui semble écraser la Sicile de son imposante stature et dont on raconte qu’Héphaïstos y forgeait les armes des dieux.
Une fois la passerelle rangée, tous les marins ont disparu. Les uns se sont engouffrés à l’intérieur du navire, les autres ont rejoint leurs postes de navigation. Les départs, ils en ont l’habitude : quitter le continent et ses ports d’attache, certains en sont même friands. “Le bateau, c’est ma maison, la mer, mon jardin”, confie un marin à bord. Alors prendre le large, même lors des éprouvantes missions de l’Aquarius, est une joie.
Que tu sois noir ou blanc, que tu viennes d’ici ou de là-bas, je m’en fous. Tu as devant toi un être humain qui se noie. Tu l’aides, c’est tout.
Depuis un peu plus d’un an, le navire humanitaire, affrété par la toute jeune ONG SOS Méditerranée, sillonne la Mare nostrum, devenue la route migratoire la plus dangereuse au monde, pour sauver les migrants en mer. Avec ses 77 mètres de large et ses flancs orange vif, il en jette, cet Aquarius. Avec son bilan, il en impose. En 15 mois de navigation, il a déjà sauvé des eaux plus de 11 000 personnes. En moins de cinq ans, la Méditerranée, elle, en a noyé l’équivalent. C’est donc cela le pari du vieux navire : empêcher les 2,5 millions de km2 de la grande bleue de devenir la plus grande fosse commune de l’humanité.
À l’origine du projet SOS Méditerranée, une Française, Sophie Beau, et un Allemand, Klaus Vogel. La première a l’expérience humanitaire, le second, commandant de porte-containers, l’expérience maritime. Après une campagne de crowdfunding en 2015, ils récoltent le million d’euros indispensable au lancement du projet. Ils trouvent alors l’embarcation adéquate : l’Aquarius, un vieux bateau d’assistance aux pêcheurs de 611 tonnes, propriété de la société allemande Hempel Shipping. Désormais, il ne mouillera plus l’ancre dans la froide Baltique mais larguera ses amarres depuis les chaudes côtes de Sicile. Nous sommes à la fin du mois de février 2016, l’Aquarius s’apprête à prendre le large. Une semaine plus tard, le 7 mars, il effectuera son premier sauvetage.
Un an plus tard, donc, Nicola, Benedetta, Nicholas, Matthias, ou encore Mary, s’activent dans le dédale de couloirs du navire. Difficile de comprendre où ils vont, ce qu’ils font et qui ils sont. Certains se présentent comme la “SAR team”, expliquent attendre les instructions du “SAR-Co” et insistent pour que l’on que l’on fume “on starboard”. Allez savoir ce que cela veut dire. Il nous faudra plusieurs heures – OK, plusieurs jours – pour déchiffrer ce sibyllin glossaire. La “SAR team” constitue l’équipe de SOS Méditerranée affectée aux opérations de recherche et de sauvetage (Search And Rescue). En toute logique, cette dizaine d’hommes et de femmes opèrent dans la “SAR zone”, au large des côtes libyennes, dans le golfe de Gabès, là où la plupart des canots de migrants dérivent au gré des flots, selon les chiffres de l’Organisation onusienne des migrations (OIM).
Tous les SAR agissent sous l’autorité de Nicola, le “SAR-coordinator (SAR-Co)”, le chef de SOS Méditerranée à bord. Ensemble, ils gèrent les opérations de sauvetage, conduisent les zodiacs chargés d’approcher les embarcations de fortune, effectuent les transferts de migrants sur le navire, s’occupent des opérations d’intendance à bord. Ils cohabitent avec l’équipe médicale de MSF composée, entre autres, d’un médecin, de deux infirmiers, d’une sage-femme, d’une chef de mission. En tout – en comptant l’équipage du navire (commandant, cuisiniers, techniciens…) –, l’Aquarius transporte 35 personnes.
Dès le départ, on s’interroge sur ce qui a poussé les plus jeunes de l’équipe – âgés d’une trentaine d’années – à abandonner amis, télévision, matchs de foot et soirées arrosées pour s’aventurer à la limite des eaux libyennes. À bord, la rigueur est de mise : l’alcool est interdit, le wifi capricieux, le petit écran cathodique inexistant. Embarquer, c’est faire corps avec la mer, et renoncer pendant au moins deux mois à de nombreux petits plaisirs terrestres et quotidiens. Quant aux promesses du large, elles sont souvent synonymes de désolation et de mort. Qu’importe, répond l’équipe. “Ici, on tient parce qu’on est tous ensemble, on se crée notre famille”, précise Anthony, un marin corse de 35 ans qui a mis de côté sa carrière dans la marine marchande. “Quand on entend que des gens meurent en mer et qu’on peut les aider, on y va. […] Que tu sois noir ou blanc, que tu viennes d’ici ou de là-bas, je m’en fous. Tu as devant toi un être humain qui se noie. Tu l’aides, c’est tout.”
Si nous savons à quel moment il est impossible de prendre la mer, les passeurs le savent aussi
La veille au soir, tous trinquaient une dernière fois avant le grand départ, dans un petit café du port de Catane. Nicola, le SAR-Co, arrivait tout juste de Rome. Les éclats de rire et le cliquetis des verres étaient d’autant plus salutaires que le lendemain, à 9 h, lors du premier briefing sur le bateau, la réalité des traversées a vite rattrapé le quotidien. “Il va falloir être fort. Être ici, c’est risquer de voir ce que personne ne veut voir”, nous glisse Marcella, la chef de mission de Médecins sans frontières, habituée aux terrains difficiles. “Avec MSF, on va là où personne ne veut aller.”
Assis face à la petite armée de sauveteurs, Marcella et Nico, le SAR-Co, ouvrent la réunion en exposant les conditions météorologiques du jour. Il en sera ainsi chaque matin. À l’aide de cartes et de tableaux incompréhensibles pour le commun des mortels, les deux chefs détailleront les prévisions atmosphériques du moment, décortiqueront les mouvements de houle, analyseront la force du vent et des courants, pour déterminer avec une précision quasi chirurgicale les meilleures “fenêtres de tir”, celles où ils estiment que les trafiquants lanceront les canots de migrants à l’eau. “Si nous savons déterminer à quel moment il est impossible de prendre la mer, les passeurs le savent aussi”, explique-t-on à bord. Rien d’humanitaire du côté libyen, évidemment : il ne sert à rien de mettre une petite embarcation à l’eau si le courant l’empêche d’avancer et la repousse vers le rivage.
Les réunions du matin servent aussi à détailler le programme de la journée. Et à rappeler certaines évidences. L’Aquarius “arrivera sur zone” dans trente-six heures : il faut donc compter trois jours de voyage aller-retour. À raison d’une vitesse moyenne de 25 km-h, le navire humanitaire peut difficilement faire mieux. Cela fait dix-sept heures que nous sommes sur le navire. Les maux de cœur se font déjà sentir. Benedetta, l’une des membres de la SAR team, tente la carte de l’humour : “Le mal de mer, le premier jour, on croit qu’on va en mourir. Les deuxième et troisième jours, on se rend compte que malheureusement, non.” Premier constat : l’engagement sur l’Aquarius est, avant tout, un long combat contre la nausée. Lauren et Reem de l’équipe de MSF sont parties s’allonger. Natalia n’a pas tardé à suivre. Marcella, elle, a pris ses précautions : “La première fois que je suis montée sur un bateau, j’ai été horriblement malade… Alors cette fois, j’ai triché, j’ai pris des médicaments !”
Le reste de la première journée sera, pour les nouveaux venus, une longue succession de briefings : rencontre avec le commandant et visite du navire à 10h. Réunion avec Nicola et re-visite du navire à 11h. On s’y perd. Impossible de comprendre quel escalier mène à quel pont, ou comment rejoindre la “mess room”, la cantine. Il faut identifier les zones fumeurs, les zones réservées à l’équipage, l’aft deck, l’upper deck, le main deck, le bridge. Respecter mille et une règles : descendre les escaliers comme on descend une échelle, face aux marches, ne jamais hausser la voix à cause des horaires décalés des marins, ne pas claquer les portes, ne pas s’asseoir dans l’espace repas réservé à l’équipe maritime (capitaine, adjoint, membres de l’équipage). À 13h, nouvelle réunion sur le “code de conduite” des journalistes. Les recommandations continuent : “ne pas prendre en photo les gardes-côtes libyens”, “ne pas déranger le capitaine”, “ne pas harceler les migrants rescapés”, “ne pas leur donner trop de détails sur ce qu’il se passe au port en Italie”.
Après l’agitation de la première journée, la soirée est étrangement calme. Le bateau paraît vide. Dehors, Il fait nuit. Pas un bruit ne vient déranger le grondement des vagues qui s’écrasent lourdement contre les flancs de l’Aquarius. Le ciel et la mer se confondent. C’est le noir complet. Le silence est assourdissant. L’équipage se repose. Les couloirs sont vides, les fumeurs rares après 21h.