Roya, l'insoumise

Une vallée française prend fait et cause pour les migrants
Épisode 2 : La résistance des cheveux blancs

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  Photo © Mehdi Chebil

Depuis bientôt deux ans, la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, voit quotidiennement affluer des dizaines de migrants aux portes de ses villages médiévaux encastrés à flanc de montagne. Pour éviter les contrôles de police à la frontière italienne entre Vintimille et Menton, ces exilés ont privilégié le passage par les Alpes. Si le chemin les conduit directement en France, il les mène aussi dans la gueule du loup : la région de la Roya est cernée par la police. Attachés à la tradition d'entraide qui fait la fierté de la vallée, des habitants regroupés au sein de l’association Roya citoyenne, leur portent assistance. Au risque de tomber sous le coup de la loi.

Le prêtre abandonné

  Photo © Mehdi Chebil

En ce moment, le prêtre François-Xavier Asso lit Pline l’Ancien. Une lecture érudite pour mieux connaître, explique-t-il, les racines romaines de son village de Tende, perché sur les hauteurs de la vallée de la Roya. Au café des Sports, le principal bistrot du centre-ville où il s’est installé, l’ecclésiastique de 76 ans, ancien prêtre-ouvrier, enchaîne les digressions sur les origines latines des lieux, l'influence de l'empire romain, le règne de Probus en 280. S’il parle autant de l’histoire de la vallée, c’est sans doute pour retarder le moment de parler de la sienne. L’homme d'Église porte sur ses robustes épaules une histoire douloureuse, celle d’une rupture violente : depuis cet hiver, ses supérieurs hiérarchiques ont coupé tout contact avec lui. L’évêché de Nice lui a tourné le dos.

Le conflit a commencé à l’automne 2016 dans la vallée de la Roya, au plus fort de la crise migratoire. Le samedi 29 octobre, précisément, quand le père Asso – officiellement à la retraite mais qui assure de temps en temps des offices religieux dans la région – croise pour la première fois des migrants sur son chemin. L’un d’eux, Érythréen, vient d’apprendre la mort de sa femme dans un naufrage en Méditerranée. Bouleversé, le prêtre lance le soir-même un appel aux dons. Pour lui, sa paroisse n’en fait pas assez, elle devrait s’investir davantage dans la crise que traverse sa vallée. "Quel est mon rôle si ce n’est d’aider celui qui en a besoin ? C’est cela le message de l’Évangile".



 Le prêtre François-Xavier Asso habite le village de Tende, perché dans les montagnes. © Mehdi Chebil

François-Xavier Asso pense alors à utiliser le presbytère de Saint-Dalmas-de-Tende, à 4 km de son village, pour héberger quelques migrants. "Un bâtiment qui sert peu […] et qui est facile à chauffer", justifie-t-il. André Marceau, l’évêque de Nice, accepte sa requête du bout des lèvres. "Il m’a dit : ‘Oui, nous pouvons les héberger mais en cas d’urgence absolue, et seulement si la mairie de Tende donne son accord'". L’édile rechigne mais François-Xavier Asso s’accroche. Le 12 novembre, conforté par l'accord de principe de son évêché, l’ancien prêtre se rend au presbytère, avec plusieurs membres de la Roya citoyenne, les bras chargés de matelas. Il tente plusieurs fois d’ouvrir la porte. En vain. Les serrures ont été changées.

Le choc est immense. "J’étais le seul à avoir les clés du presbytère. Changer les serrures, c’était me viser, moi", explique-t-il en se prenant la tête entre les mains. "Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Peut-être que le maire a appelé le nouveau curé, ou l’évêque, ou Éric Ciotti [président Les Républicains du département des Alpes-Maritimes]…" Ce jour-là, le prêtre est "entré en résistance" contre une Église "qui a cédé aux pressions politiques", et contre son évêque "qui n’a pas eu foi en lui". Ses phrases sont entrecoupées de silences. Devant le presbytère inaccessible, le vieux prêtre, humilié, décide de rendre à la paroisse toutes les clés qu’il possède. En plus du col romain, François-Xavier Asso vient de revêtir les habits du militant.



Les militants délaissés

  © Mehdi Chebil

L’ancien prêtre-ouvrier s’engage pleinement aux côtés de la Roya citoyenne, dont les membres connaissent depuis longtemps la frustration qui le submerge. Eux aussi se sentent abandonnés. Eux aussi estiment que l’État leur a tourné le dos. Dans le département des Alpes-Maritimes, force est de reconnaître que l’aide apportée aux migrants n’est pas du goût des autorités. Éric Ciotti manque rarement une occasion de dire tout le bien qu’il pense de la Roya Citoyenne, "une poignée d’activistes [qui] organise le passage clandestin d’étrangers à la frontière franco-italienne". Avant de dénoncer, en décembre, "les pratiques intolérables […] de délinquants qui exploitent chaque jour la détresse humaine, en particulier celle des mineurs, en se transformant en passeurs."

S’ils ne viennent pas, on ne mange pas

Chez les Italiens, de l’autre côté de la vallée, la Roya citoyenne n’est pas traitée avec davantage de considération. Début août, la ville de Vintimille, à moins de 45 km de Breil-sur-Roya, a promulgué un arrêté municipal interdisant de donner à manger et à boire aux migrants, sous peine d’amende et de saisie du véhicule, officiellement pour des raisons sanitaires. L’association s’est sentie directement visée par le décret, même si pour l’heure, elle n’a subi aucune sanction : "Nous sommes quasiment les seuls à venir en maraude à Vintimille pour aider les migrants", explique Pierrette, une retraitée de Sospel engagée dans la cause. "On brave les interdits parce que ni l’État français, ni l’État italien ne font leur travail", enrage-t-elle. Pour de nombreux migrants, coincés en Italie, la Roya citoyenne est indispensable. "Ici, les Italiens ne nous aident pas", raconte Mohammed, un jeune Guinéen qui attend chaque soir les maraudeurs français. "S’ils ne viennent pas, on ne mange pas".



 Chaque soir, des dizaines de migrants attendent l’arrivée des voitures de la Roya citoyenne, à Vintimille, pour se restaurer. © Mehdi Chebil

Même à l’échelle locale, la Roya citoyenne se sent délaissée et regrette de ne pas pouvoir se reposer davantage sur les élus. À Tende ou à La Brigue, où affluent de nombreux migrants, "les maires ne lèveraient pas le petit doigt pour les aider", lâche Nathalie, intermittente du spectacle et membre de l’association. À Breil-sur-Roya, l'édile André Ipert, ancien membre du Parti communiste, est lui aussi accusé de passivité. Juste avant Noël, il s’était pourtant montré favorable à l’ouverture d’une structure d’accueil pour les migrants. Avant de rétropédaler. "Que pouvais-je faire ? La préfecture m’a envoyé un courrier et m’a menacé d’aller devant le juge administratif si la ville votait la création d’un centre de soins !", s’est-il défendu. "J’ai respecté sa décision. Je suis un maire, pas un militant". Et André Ipert de prévenir : "Je souhaite qu’il y ait des conditions d’accueil plus dignes pour les migrants dans la vallée, mais je ne ferai pas n’importe quoi." Ipert ne veut pas que des campements voient le jour dans sa commune, il ne veut pas que sa ville "devienne une annexe de Vintimille".



Nerfs solides et tête froide
  Photo © Mehdi Chebil

Sylvain, professeur de mathématiques à la retraite, n’est pas vraiment surpris par l’inertie des élus. Ce n’est pas la première fois que sa vallée est abandonnée par les pouvoirs publics, estime cet adhérent de la Roya citoyenne. Avec de nombreux habitants des montagnes, il a longtemps milité contre le percement d’un double-tunnel au nord de Tende, censé optimiser l’axe routier transalpin entre le Piémont et la Côte d’Azur. Son ami Pak, barbe longue et look de soixante-huitard, a fait le deuil de cette "cause perdue". "Aujourd’hui, nous sommes face à une autre aventure", ajoute-t-il, comme si une lutte devait en chasser une autre. "Une aventure plus grande, plus symbolique". Et surtout menée tambour battant par une armée de cheveux blancs.

Si je me fais arrêter ? Mais c’est déjà fait ! Je ne fais pas un pas sans être contrôlée à Sospel

En regardant les visages ridés qui l'entourent lors d’une énième soirée de maraude, Pak sourit et admet que "lutter, c’est une activité de vieux !" Dans la vallée, la Roya citoyenne est avant tout une affaire de retraités. Il y a les plus jeunes, bien sûr, les "Cédric Herrou", mais la vie active leur laisse moins de temps libre. Ce sont les aînés qui se voient confier les postes clés de la structure. Pak a été nommé responsable des maraudes, Sylvain, responsable des "relations presse". Catherine, ancienne militante du Planning familial, a été désignée pour s’occuper de la trésorerie. Tous passent un temps considérable au téléphone pour organiser les descentes sur Vintimille, répartir les migrants chez les uns et les autres, aller chercher les "gamins" qui marchent le long des voies ferrées, donner l'alerte en cas de contrôles de police... "Ce n'est pas un combat comme les autres", reconnaît Pak, en chargeant sa vieille Fiat de sacs de nourriture. "On se met en danger. On ne se bat pas pour améliorer notre mode de vie, on se bat pour améliorer celui des autres, au risque de finir devant un tribunal".

Faire partie de la Roya citoyenne n’est pas une sinécure, plutôt un sacerdoce. Il faut avoir les nerfs solides et la tête froide… ou alors brûlée, comme Pierrette. La retraitée de Sospel vient de rejoindre toute la bande à Vintimille, ce soir de février. Les bras chargés de baguettes, elle raconte son engagement avec un brin d’insolence. "Si je me fais arrêter ?, répète-t-elle, en riant. "Mais c’est déjà fait ! Je ne fais pas un pas sans être contrôlée 50 000 fois dans Sospel. Les flics m’appellent ‘l’amie des migrants’ !" Même désinvolture à l’évocation de la garde à vue : "Je connais aussi… J’ai été arrêtée avec Cédric Herrou, tiens, il y a pas si longtemps. On a été à la caserne d’Auvare, à Nice ! Qu’est-ce qu’on a ri ! On leur a fait un café-théâtre aux flics… Ils n’en pouvaient plus !" Derrière ses airs de gai luron, Pierrette se dit "accablée" par "cette Europe de merde", mais refuse de se laisser aller à toute forme de découragement. "Mon père faisait entrer dans la Roya les Espagnols qui fuyaient Franco dans les années 50. Je suis fière du militantisme de ma vallée". Et surtout, fière de ce troisième âge entré en résistance. "Quand je suis allée au procès de Cédric, début janvier, j’ai eu du mal à réaliser ce que je voyais", conclut Pierrette. "J'avais sous mes yeux un horizon de cheveux blancs. Des têtes grisonnantes, à perte de vue. Et vous savez quoi ? J’ai trouvé ça merveilleux".



 Pak et Pierrette sur le parking d’un supermarché à Vintimille, point de rendez-vous avec les migrants. © Mehdi Chebil