Roya, l'insoumise
Une vallée française prend fait et cause pour les migrants
Épisode 1 : La souricière
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Photo © Mehdi Chebil
Depuis bientôt deux ans, la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, voit quotidiennement affluer des dizaines de migrants aux portes de ses villages médiévaux encastrés à flanc de montagne. Pour éviter les contrôles de police à la frontière italienne entre Vintimille et Menton, ces exilés ont privilégié le passage par les Alpes. Si le chemin les conduit directement en France, il les mène aussi dans la gueule du loup : la région de la Roya est cernée par la police. Attachés à la tradition d'entraide qui fait la fierté de la vallée, des habitants regroupés au sein de l’association Roya citoyenne, leur portent assistance. Au risque de tomber sous le coup de la loi.
La vallée enclavée
Photo © Mehdi Chebil
Issa est à peine audible quand il s’exprime. Sa voix grave s’échappe difficilement de son grand corps frêle qu’il semble pourtant traîner comme un poids lourd, le dos courbé, les épaules rentrées. Quand il parle de son histoire, il ne regarde jamais son interlocuteur. Il évoque les faits tels qu’ils se sont déroulés, cliniquement, sans émotion : le départ de son pays natal, le Cameroun, la traversée du Nigeria et du Niger, son enlèvement en Libye par un groupe rebelle, les travaux forcés, la fuite, la traversée de la Méditerranée, “les gens qui sont tombés dans l’eau”, la remontée de l’Italie, puis son arrivée en France, dans la vallée de la Roya. À ses côtés, Alain, un autre Camerounais, raconte peu ou prou la même histoire. Lui aussi a le regard ailleurs et la voix éteinte. Lui aussi raconte un exil douloureux, parsemé de souffrances.
Les deux Camerounais de 19 et 29 ans ne se connaissaient pas avant d’être recueillis chez Alex, un habitant de Tende, petit village perché dans les hauteurs de la vallée de la Roya, frontalière de l’Italie, dans les Alpes-Maritimes. Ils ont atterri ici, épuisés par des semaines de marche. Encore largement méconnue il y a quelques mois, la région alpine de la Roya est aujourd’hui devenue le goulot d’étranglement le plus médiatique de France depuis la fermeture de la frontière franco-italienne, en juin 2015. C’est au cœur de cette vallée escarpée où s'accrochent les villages médiévaux de Tende, Saorge ou Breil-sur-Roya, qu’Issa et Alain sont aujourd’hui bloqués. Comme des centaines d’autres migrants avant eux, les deux hommes ont franchi les Alpes en provenance de Vintimille, en Italie. Une route migratoire dangereuse qui n’a qu’une seule issue : les petits villages français de la vallée.
Alain (à gauche) et Issa, deux Camerounais, sont actuellement hébergés dans un gîte d’étape à Tende. L’un souhaite rejoindre Paris, l’autre Nice. Photo © Mehdi Chebil
Cet hiver, les arrivées ont atteint un niveau critique. "En décembre, les migrants composaient plus de 10 % de la population de Saorge", village de 480 âmes, raconte Pak, un Saorgien d’une soixantaine d’années engagé dans la Roya citoyenne, une association d’aide aux migrants. Et sur les routes de montagne, certains habitants racontent avoir croisé des groupes de plus de 80 personnes. Les autorités françaises, soucieuses d’empêcher ces nouveaux arrivants de s’aventurer plus loin sur le territoire, imposent désormais des contrôles sur tous les axes de communication, encerclant de fait toute la région.
Une logistique assez simple à mettre en place : une seule route dessert la vallée, la tortueuse départementale 2204, qui descend à Nice en suivant le cours de la Roya. Un seul train permet de quitter la région : le TER Tende-Nice. Par les chemins de traverse, les migrants n’auraient pas plus de chance de quitter la zone : vers le Nord, la route rejoint à nouveau l’Italie, et à l’Ouest, les cols enneigés sont infranchissables.
Selon Amnesty International, la préfecture des Alpes-Maritimes aurait interpellé près de 35 000 personnes en situation irrégulière sur l’ensemble du département en 2016, soit une augmentation de plus de 40 % par rapport à l’année précédente.
Le mal-être d’Émilie
Photo © Mehdi Chebil
Les habitants sont nombreux à dénoncer ce qu’ils considèrent comme un siège de leur vallée. La Roya est un "piège", une "souricière", entend-on de la bouche des uns et des autres. "L’étau s’est resserré. Avant, on pouvait prendre les migrants dans nos voitures, les emmener en dehors de la vallée. On leur payait des billets pour qu’ils puissent même aller jusqu’à Marseille", détaille Pak, qui dénonce "l’hypocrisie" de l’État français. "Aujourd’hui, les forces de l’ordre laissent passer les migrants par les Alpes tout en sachant qu’une fois arrivés dans la Roya, ils seront bloqués".
Bloqués dans la ville de Sospel, assurément. C’est ici, dans le sud de la vallée, que le déploiement policier concentre le plus gros de ses forces. Sospel fait aujourd’hui office de nouveau poste-frontière, dernier verrou d’une vallée assiégée. Les migrants savent qu’une fois ce village passé, ils pourront continuer leur route vers Nice, porte d’entrée vers Paris ou l’Angleterre. Mais traverser Sospel est un pari risqué. Presque toutes les voitures y sont arrêtées, les coffres ouverts, les identités vérifiées. La gare est envahie de militaires armés de fusils d’assaut, officiellement présents dans le cadre du plan Vigipirate. Ils arpentent le quai épaulés par des gendarmes et des policiers. Un peu plus loin, le tunnel ferroviaire est équipé de détecteurs de mouvement. Chaque personne suspectée d’être un sans-papiers est systématiquement contrôlée. Et un migrant interpellé court le risque d’être immédiatement reconduit à la frontière italienne.
Dans le TER Tende-Nice, les contrôles des gendarmes sont systématiques en gare de Sospel pour identifier chaque personne "suspectée d’être migrante". Photo © Mehdi Chebil
Un tel dispositif sécuritaire mène à des situations ubuesques. Émilie* en fait quotidiennement les frais. D’origine comorienne, la jeune femme au physique d’adolescente, mère de trois enfants, habite depuis deux ans à Fontan, un petit village non loin de Saorge. Chaque jour, elle emprunte le TER pour se rendre sur son lieu de travail, à Nice. Et chaque jour, depuis l’été 2016, son trajet s’apparente à un calvaire administratif. Émilie ne peut monter dans le train sans avoir sur elle sa carte de séjour, son livret de famille, son passeport et ceux de ses trois enfants. Aujourd’hui rompue à ces contrôles, elle sort automatiquement tous ses documents qu’elle présente devant elle sur la tablette du train. Elle sait qu’à Sospel, sa couleur de peau attire l’attention des forces de l'ordre.
Arrête de marcher avec une capuche, tu as l’air suspecte !
Émilie a déjà été contrôlée près de 200 fois. "[La police], c’est comme mes potes, maintenant", raconte-t-elle en riant. "Ils me contrôlent à Sospel évidemment, mais aussi à Fontan. Quand je me balade, parfois, ils s’arrêtent en voiture [...] Un jour, l’un d’eux m’a dit : 'Ah c’est toi ! Mais arrête de marcher avec une capuche, tu as l’air suspecte !'" Émilie s’en amuse… la plupart du temps. Une fois, elle a oublié son passeport chez elle. La police n’a rien voulu savoir et l’a obligée à descendre du train. “J’étais en colère, je me débattais. Il me disait : ‘Si tu cries, je serre les menottes!’. Je criais, il serrait”, raconte-t-elle en montrant les cicatrices sur ses poignets. “Juste parce que j’avais oublié mon passeport à la maison... J’avais ma carte de séjour mais ça ne comptait pas".
Photo © Mehdi Chebil
Des histoires comme celle d’Émilie, l'association Roya citoyenne en a des dizaines à raconter. Ces manquements au droit ont poussé les habitants à se mobiliser et à se regrouper sous une entité associative, soutenue par plusieurs avocats. Aujourd’hui, dans la vallée, la crise migratoire est devenue une bataille juridique : habitants et forces de l’ordre s’accusent mutuellement d’être hors-la-loi. D’un côté, les policiers brandissent l’article L622-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et rappelle que la France sanctionne "toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité […] l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France". De l’autre, les militants dénoncent les contrôles au faciès et les atteintes aux droits d’asile. "Expliquez-moi comment un migrant pourrait faire sa demande d’asile à la préfecture de Nice ? Si je l’emmène en voiture depuis la vallée de la Roya, je serai arrêtée à Sospel et j’irai en garde vue !", enrage Nathalie, une militante de l’association, qui habite à Breil-sur-Roya. Dans un rapport publié début février, Amnesty International a donné raison à la Breilloise. "Dès lors qu’une personne déclare vouloir solliciter l’asile, y compris à la frontière, les autorités françaises sont tenues de prendre en compte cette demande et de l’enregistrer".
Chaque jour, les gendarmes, épaulés par la police et l’armée, montent en gare de Sospel dans les trains en direction de Nice. Photo © Mehdi Chebil
Amnesty a également pointé du doigt les renvois en Italie sans formalités et le non-respect du droit des enfants. Là encore, la Roya citoyenne ne manque pas d’anecdotes. Il y a plusieurs semaines, Sylvain, l'un des adhérents, a croisé trois enfants sur la route, en direction de Breil-sur-Roya. "Je les ai pris dans ma voiture, et je n’ai pas eu le temps de redémarrer que deux véhicules de gendarmes m’ont arrêté. Dans un premier temps, ils m’ont accusé de transport illégal. Je leur ai dit que j’étais en France, que je n’avais pas aidé ces trois jeunes à passer la frontière, qu’ils l’avaient fait tout seul". Les forces de l’ordre font alors monter les trois jeunes dans leur voiture. "Je leur répétais qu’ils étaient mineurs, qu’ils avaient droit à la protection de la France". Le lendemain, Sylvain reçoit l’appel d’une sympathisante de la Roya citoyenne. Elle vient de rencontrer cinq jeunes migrants sur la route et elle a besoin de son aide. "Quand je suis arrivé, j’ai vu les trois gamins de la veille, ils m’ont sauté dans les bras. Ils avaient été renvoyés à Vintimille directement".
Actuellement, une dizaine d’habitants de la vallée de la Roya sont en attente de leur procès. Tous sont accusés d’avoir "facilité le séjour irrégulier d'un étranger en France". Cédric Herrou, un agriculteur de Breil-sur-Roya, figure médiatique de la cause, a été condamné le 10 février à 3 000 euros d’amende avec sursis. À la sortie du tribunal correctionnel de Nice, il a déclaré qu’il "continuerait à agir". "Je le fais parce qu’il y a des [migrants] qui ont un problème [...] Il y a un État qui a mis des frontières en place et qui n’en gère absolument pas les conséquences [...] Et ce n’est pas sous la menace d’un préfet ni les insultes d’un ou deux politiques que nous arrêterons. Nous continuerons car c’est nécessaire de continuer."
Chez Cédric Herrou, porte-drapeau des militants qui apportent leur aide aux migrants
* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée